ANALYSE DÉTAILLÉE
Par Matthias Winkenbach
La gestion des itinéraires joue un rôle décisif dans la logistique et le transport de marchandises : elle peut faire la différence entre le succès et l’échec d’une livraison. C’est pourquoi ce sujet est au cœur des recherches depuis un siècle. Cependant, malgré l’attention qu’elle a suscitée, l’optimisation des itinéraires et la logistique du dernier kilomètre restent des défis complexes. Les récents progrès de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique pourraient bien apporter les solutions manquantes.
À l’origine de la gestion des itinéraires, on retrouve le problème du voyageur de commerce, étudié dès le début du XIXe siècle. Le problème de routage des véhicules (VRP) tel qu’il est formalisé aujourd’hui en logistique, a été introduit en 1959 par George Dantzig et John Ramser. Depuis lors, les chercheurs ont exploré d’innombrables variantes et extensions du VRP pour tenter de répondre à une multitude de situations. Aujourd’hui, des algorithmes et des modèles très performants permettent de représenter une grande partie de la complexité du monde réel. L’industrie et le monde académique sont beaucoup plus proche de maîtriser les problèmes de routage modernes qu’à l’époque de Dantzig et Ramser, il y a 65 ans. Cependant, les méthodes existantes ne nous ont permis de parcourir que 80 % du chemin. Les 20 % restants étaient moins cruciaux à une époque où les achats en ligne étaient rares et où les options de livraison rapides et flexibles n’étaient pas aussi déterminantes pour satisfaire les consommateurs. Or, les attentes ont considérablement évolué ces dernières années. Les clients exigent rapidité et personnalisation. Soudain, ces 20 % que les méthodes traditionnelles ne parvenaient pas à atteindre sont devenus essentielles pour répondre aux besoins des services logistiques, qui doivent être extrêmement réactifs.
Les grandes camionnettes que nous croisons sur la route effectuent généralement une centaine d’arrêts par jour
Ce qui complexifie la logistique du dernier kilomètre, ce sont des itinéraires de plus en plus fragmentés et contraints. Contrairement à un voyageur qui chercherait simplement le trajet le plus court ou le plus pratique entre deux points, un véhicule de livraison pour une entreprise comme Amazon ou UPS doit effectuer plusieurs livraisons sur un même itinéraire, le tout de manière efficace et consolidé. Les grandes camionnettes que nous croisons sur la route effectuent généralement une centaine d’arrêts par jour, qui doivent être séquencés de manière à optimiser l’itinéraire global, même si le chemin le plus court n’est pas toujours réalisable. Il s’agit de trouver le parcours le plus rapide, le moins cher et le plus court pour relier ces 120 points sur la carte, tout en respectant les délais de livraison, les restrictions de stationnement ou d’accès et la disponibilité des clients.
Au-delà d’un simple problème mathématique, l’efficacité du dernier kilomètre est un enjeu humain, car les personnes – comme le conducteur – sont une source majeure d’incertitude. Leur expérience, leur connaissance du terrain ou leur état de forme influencent leur interaction avec les autres usagers de la route et leur façon de parcourir l’itinéraire. Même si les entreprises optimisent au maximum les trajets, des imprévus, tels que les accidents de la circulation, peuvent complètement bouleverser les estimations de temps de parcours. Nombre de ces facteurs sont difficiles, voire impossibles à maîtriser, et c’est là que les approches traditionnelles peinent à trouver une solution.
Placer le client au centre
Nous avons commencé à étudier la logistique du dernier kilomètre dans les mégapoles il y a une dizaine d’années, car les processus sont généralement plus complexes dans les zones à forte densité de population. La densité est l’un des principaux facteurs de complexité du dernier kilomètre, car la plupart des villes n’ont pas été conçues pour atteindre la taille qu’elles ont aujourd’hui. Elles se sont développées au fil du temps, mais leurs infrastructures de transport n’ont pas évolué proportionnellement. Elles ne sont pas adaptées au grand nombre de personnes et de biens qui y circulent chaque jour. À mesure que les villes s’agrandissent, la demande en biens et services augmente, tout comme le besoin de déplacer des biens et des personnes. Il en résulte une congestion routière considérable sur des réseaux routiers difficiles à élargir.
L’explosion de la demande peut avoir des effets à la fois positifs et négatifs sur la logistique du dernier kilomètre. Avec une forte concentration de clients dans une zone donnée, les temps de trajet pour effectuer les livraisons devraient théoriquement être plus courts. Les itinéraires devraient être plus performants et plus efficaces. Cependant, le revers de la médaille est qu’au sein d’un réseau routier de plus en plus saturé, les trajets deviennent plus longs et plus imprévisibles, et même les accidents les plus bénins peuvent provoquer de sérieux embouteillages. Ainsi, la productivité et la durée totale des itinéraires peuvent se dégrader, rendant ces derniers moins prévisibles que ceux effectués en milieu rural peu dense.
Le dernier kilomètre représente environ 40 % des coûts logistiques pour de nombreuses entreprises
Nous explorons de nouvelles méthodes inspirées de l’intelligence artificielle et du machine learning, car le monde évolue plus vite que les formules traditionnelles. Par ailleurs, la tendance à centrer les processus logistiques sur les besoins individuels a engendré un nouveau type de problème d’optimisation des itinéraires. C’est pourquoi des approches davantage axées sur les données sont nécessaires. Les modèles et les algorithmes que nous développons pour résoudre ces problèmes doivent être capables d’apprendre et de se mettre à jour continuellement afin d’obtenir des informations toujours plus précises. Ils doivent développer une compréhension évolutive des caractéristiques, du comportement et des contraintes liées à chaque client, itinéraire ou véhicule. C’est là que l’IA et le machine learning présentent un avantage unique par rapport aux méthodes traditionnelles de recherche opérationnelle (RO).
Le dernier kilomètre représente généralement 40 % des coûts logistiques des entreprises. Il est donc fondamental de pouvoir prédire avec une grande précision spatio-temporelle quand et où un produit sera acheté. Par exemple, il s’agit de savoir combien d’unités d’un produit donné seront achetées dans un code postal spécifique dans les 30 prochaines minutes. Cela illustre bien comment la prévision de la demande devient dépendante des techniques de machine learning de pointe pour répondre aux exigences toujours plus élevées des entreprises en matière de prévisions.
Efficacité et humanité : un équilibre à trouver
L’objectif est de tracer des itinéraires qui soient non seulement courts, économiques et rapides, mais également efficaces pour les conducteurs. Nous nous intéressons à la façon dont ils adaptent les plans qu’ils reçoivent le matin, car ils savent mieux que tout algorithme où stationner en toute sécurité, comment éviter les embouteillages ou à quels moments leurs clients sont le plus susceptibles d’être disponibles. Cette connaissance tacite ancrée chez chaque conducteur est impossible à coder dans un algorithme d’optimisation statique ou dans un ensemble d’équations. Cependant, nous pourrions trouver des itinéraires plus adaptés en observant le comportement réel des conducteurs au fil du temps. Une approche basée sur l’apprentissage pourrait capturer les connaissances des conducteurs les plus expérimentés en détectant des modèles dans leur manière d’exécuter leurs itinéraires. En outre, ces modèles pourraient être continuellement entraînés avec de nouvelles données réelles telles que les fermetures temporaires de routes ou les changements de préférences. C’est cette approche de la planification d’itinéraires qu’il faut explorer plus en profondeur.
Si autrefois la population était considérée comme une masse homogène, on tient aujourd’hui compte des demandes et des caractéristiques individuelles de chacun. Pour ce faire, les entreprises doivent collecter des informations plus spécifiques sur chaque arrêt, liées par exemple au type de bâtiment. Il y a quelques années, on proposait des créneaux horaires, et les clients choisissaient quand ils souhaitaient recevoir leur colis. Aujourd’hui, l’attente est que la logistique anticipe la disponibilité et les préférences de chaque personne. À mesure que les services haut de gamme comme la livraison le jour même se généralisent, ils doivent également devenir plus accessibles à une plus large partie de la population, y compris à celles qui ne résident pas dans les grands centres urbains.
L’objectif est de tracer des itinéraires qui soient non seulement courts, économiques et rapides, mais également efficaces pour les conducteurs
Les systèmes de dernière génération offrent un niveau de qualité et de rapidité qui était inimaginable il y a quelques années. Au-delà de ces avantages, d’autres améliorations sont liées à la durabilité. La logistique et le transport sont parmi les principaux responsables des émissions de carbone et, par conséquent, du changement climatique. Sans décarbonation de ce secteur, nous ne pourrons pas enrayer les pires scénarios. Sans les nouvelles méthodes et innovations que nous espérons développer au sein de l’Intelligent Logistics Systems Lab du MIT, l’industrie ne pourra pas atteindre les ambitieux objectifs de décarbonation nécessaires pour faire la différence.
Une recherche axée sur des méthodes hybrides
Nous voyons un énorme potentiel dans l’utilisation de méthodes hybrides qui combinent le meilleur des deux mondes, c’est-à-dire associant la recherche opérationnelle traditionnelle à des techniques de machine learning et d’intelligence artificielle. Au MIT, nous avons l’intention de regrouper nos activités de recherche sur ces méthodes et leurs applications au sein de l’Intelligent Logistics Systems Lab, nouvellement créé. Notre objectif est d’envisager une future génération de systèmes logistiques qui rendront possible les services que nous ne pouvons qu’imaginer aujourd’hui, mais qui deviendront une réalité dans les années à venir.
Les dernières tendances exigent que nous développions des solutions plus intelligentes et plus agiles pour répondre aux évolutions du contexte socio-économique et géopolitique. Avec Mecalux, nous avons trouvé un partenaire qui croit fermement en ces méthodes. Nous devons tirer parti du savoir-faire de tous ceux qui œuvrent au quotidien dans l’industrie, qu’il s’agisse des conducteurs, des employés d’entrepôt ou des dirigeants de la chaîne d’approvisionnement avec 40 ans d’expérience. Nous devons étendre ces compétences et les intégrer dans des modèles quantitatifs afin de résoudre rapidement et de manière évolutive les problèmes de plus en plus complexes auxquels le secteur est confronté.
Références :
Dantzig, G. B., and J. H. Ramser. 1959. The Truck Dispatching Problem. Management Science 6 (1): 80–91.